Il rêvait de voir la ville se doter d’un magnifique établissement. Il le situait sur les terrains militaires dans l’angle de la rue Paul Dufour et du boulevard Biziou, en définitive à l’exact emplacement où il fut construit quelques années plus tard, dans le prolongement de la Casbah. Jusqu’alors les représentations qui avaient lieu à Bougie, et il y en avait un certain nombre car les Bougiotes semblaient raffoler de spectacles et de concerts, se déroulaient dans la Salle des Fêtes, en très mauvaise état, du « Théâtre » qui se situait dans le prolongement de la rue Fatima, la rue du Gouraya, après la place Philippe. Les troupes qui se produisaient venaient principalement d’Alger mais aussi de Métropole. Un certain nombre de spectacles et de soirées dansantes avaient lieu aussi dans la salle du cinéma Alhambra.
Mais cela nécessitait un agencement conséquent, le déplacement des premières rangées de sièges par exemple lorsqu’il y avait une sauterie, qu’il fallait attendre un jour de relâche et que cette salle, en définitive, n’était pas conçue pour ce genre de spectacles.
Il
faut attendre début 1933, en parcourant les résolutions du Conseil Municipal, pour voir enfin apparaître les prémices d’un projet de construction du nouveau théâtre. Dans la foulée, achat des terrains et désignation d’une commission en vue d’étudier le meilleur parti à en tirer. Puis lancement d’un concours ouvert entre les architectes de la « Colonie ». Les rapports de ces conseils municipaux, diffusés dans la presse bougiote, sont très brefs et ne donnent pratiquement aucun détail. La question d’admettre des entreprises locales est renvoyée par le Maire qui précise qu’il ne s’agit encore que d’un projet !
C’est en décembre 1933, dans une chronique locale de l’Echo de Bougie, que l’on découvre le nom de l’architecte désigné, ce sera M. Albert Morin de Constantine. Deux autres seront coiffés sur le poteau, Brément de Bougie et Bourgarel d’Alger. De nombreuses voix vont s’élever contre ces nouvelles dépenses somptuaires (près de 4 millions de frs en première estimation – plus de 5 millions en final). Est-ce bien raisonnable alors que la municipalité vient de s’endetter de près de 7 millions pour l’adduction d’eau de Kéfrida? C’est une lutte par presse interposée qui s’instaure. A cette époque aussi les impôts locaux étaient lourds, il y avait beaucoup de chômage et l’Algérie avait des difficultés pour faire face à ces financements inappropriés. Ceux qui pouvaient avoir la parole appelaient la Municipalité à plus d’attention et de modération dans les dépenses prévues, de retarder même cette construction. Le projet englobait également des salles de réunion, une salle des fêtes, un marché, une poissonnerie etc.
Pendant ce temps la Mairie procédait à la vente de l’ancien bâtiment du « vieux théâtre ». Les démarches commencées en 1932 n’aboutiront qu’en 1936... Il fallait se séparer de ce vieux bâtiment dans un triste état de délabrement d’après les comptes rendus. C’est l’étude de Me Sauer qui sera chargée de la vente du terrain et des bâtiments devenus inutilisables.
En 1934, 1935, le Conseil Municipal continue toujours à discuter. Les récalcitrants au projet continuent à se manifester pour réclamer un allégement du coût mais le Maire, Félix Borg reste intransigeant. Le corps enseignant se met aussi de la partie dénonçant cette construction qui alourdira les impôts alors que les écoles ne sont pas chauffées ! La satire ne faiblit pas et la Presse bougiote s’en donne à cœur joie, vous pensez bien.
La conception de ce projet représenta certainement une lourde tâche pour l’architecte désigné. En 1934, une magnifique maquette de la future réalisation, étudiée dans ses moindres détails, est exposée dans la vitrine du Grand Bon Marché. Pour mémoire, cette maquette existe toujours et est visible dans le théâtre lui-même. Les dépôts des soumissions par les entreprises ont lieu fin novembre de cette même année. C’est l’entreprise des Grands Travaux de Marseille qui l’emporte.
En 1935 on vote les centimes additionnels destinés à garantir l’emprunt affecté aux travaux. On en viendra même à demander que la main d’œuvre qui sera employée soit uniquement française et locale (dixit les conseillers indigènes qui ne seront pas entendus par le Maire).
En 1936, un plaisantin indiscret signale l’ouverture de Mon Ciné-Casino au Camp inférieur qui jalousait la Ville haute et son futur Théâtre !
Les travaux démarreront certainement en début 1936. En définitive, nous ne voyons pas au travers de la presse locale la date exacte de début du chantier ni le temps mis à la réalisation de cet ouvrage, assez imposant malgré tout, et de ses annexes. Certains élèves de l’E.P.S de l’époque se souviennent de ces travaux.
Les excavations, nécessaires à la réalisation des fondations, furent très compliquées car le terrain était fait d’énormes roches qu’il fallut réduire en grosses pierres et stocker un peu partout. Nous avons eu accès à des photos très caractéristiques du chantier.
Il fut même trouvé d’importantes traces de mercure…
En 1937, le Conseil municipal demande à l’administration, d’envisager un tirage de la Loterie Algérienne à Bougie en faisant coïncider autant que possible cette séance avec l’inauguration officiel du futur théâtre. Les plans des loges officielles du théâtre seront modifiés suivant les indications fournies par le Maire !
Toujours en 1937, la résolution n° 19 du Conseil municipal précise que le magasin d’angle des nouveaux bâtiments soit loué exclusivement pour un magasin de luxe. Une adjudication est lancée en octobre 1937. Nous savons tous que ce local deviendra le bar Le Cintra.
Le Marché couvert est inauguré en janvier 1938. En mai 1938, le Conseil municipal précise, dans sa résolution n° 8, le parachèvement des travaux. En décembre de cette même année, certaines manifestations, par exemple des kermesses, sont reportées en début d’année suivante en fonction de l’ouverture imminente du théâtre. On peut donc penser que l’inauguration a eu lieu dans le courant de l’année 1939, certainement les 8 et 9 juillet lors de la visite du Gouverneur Général Le Beau. De nombreuses manifestations et inaugurations diverses eurent lieu ces deux jours, une mosquée et les douches populaires indigènes etc. Mais nous restons sur notre faim car la presse locale, qui s’entredéchirait par articles interposés et surtout un journal qui usait de la satire à tout va, n’en parle pas clairement. Même l’Echo d’Alger qui se faisait rapporteur des événements des grandes villes de la Colonie, ne reproduit que le programme paru dans la presse locale sans plus. Pas d’archives disponibles en ligne de la Dépêche de Constantine. Bizarre ! L’actualité pré-guerre y fut peut-être pour quelque chose !
Puis nous nous trouvons à cours de nouvelles, car les archives disponibles de la presse locale cessent en 1937 pour l’Echo de Bougie et en tout début 1940 pour l’Avenir.
Ce théâtre restera une magnifique réalisation de style « Arts Nouveaux Tardifs ». Son majestueux hall d’entrée, ses mosaïques impressionnantes, son escalier monumental en marbre, ses aménagements divers que nous avons tous fréquentés à différents titres, témoignent toujours du savoir faire de l’architecte. S’y succédèrent des Opéras, concerts, soirées dansantes, Fêtes des écoles, Kermesses des différentes associations, Réunions municipales et politiques, Ecoles de musique, spectacles des pièces du Répertoire classique pour les élèves du Collège. Il y eut même un studio émetteur en Kabyle et en Arabe avec musiciens d’instruments traditionnels (peut-être avec Cheikh Sadek El Béjaoui !) , etc. Et puis, pour nous les ados, c’était un terrain de jeu magique dès que nous pouvions échapper aux contraintes d’un cours de musique ou d’une répétition pour la fête des écoles. La liste est trop longue, vous la compléterez vous même. Ce bâtiment continu à défier le temps depuis bientôt quatre vingt années.
Compte tenu du succès remporté par cette réalisation, Albert Morin accepta le poste d’Architecte en chef et de Directeur des Services Techniques de la Ville que lui proposa le maire Félix Borg et ce jusqu’en 1947. Il termina sa carrière à Bourges comme Directeur général des Services Techniques. Il était natif de Bordj Bou Arreridj (1902) et disparut à Bourges en 1991. Un de ses enfants est toujours en vie. Un contact a été établi. Nous avons aussi retrouvé un de ses petits-fils. Au cours de brefs échanges, ce dernier nous a confié quelques photos et documents.
Vive le Théâtre !
Recherches et mise en page par Roland Pêtre.